Le massacre de tirailleurs à Thiaroye par l'armée française en 1944 "prémédité", le bilan sous-estimé (rapport)

Par AFP Par Malick Rokhy BA © 2025 AFP

Le massacre par l'armée coloniale française en 1944 à Thiaroye, au Sénégal, de tirailleurs africains qui réclamaient le paiement d'arriérés de soldes a été "prémédité" et "camouflé", et son bilan est sans doute largement sous-estimé, dénonce un Livre blanc remis au président sénégalais et dont l'AFP a obtenu une copie en exclusivité.
Le traumatisme lié au massacre de ces tirailleurs originaires de plusieurs pays ouest-africains (notamment Sénégal, Côte d'Ivoire, Guinée, Haute-Volta - devenue aujourd'hui le Burkina Faso), rapatriés après avoir combattu pour l'armée française en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale et qui réclamaient le paiement d'arriérés de soldes avant de rentrer chez eux, est toujours vif au Sénégal et dans de nombreux pays du continent.
Une tuerie "préméditée", au bilan sous-estimé -
"Le bilan réel de la tragédie (de Thiaroye) est difficile à connaître de nos jours", écrivent les chercheurs auteurs de ce Livre blanc de 301 pages. Selon eux, "les rapports contradictoires et manifestement faux parlent de 35 ou 70 morts" alors que "plus de 400 tirailleurs se sont volatilisés comme s'ils n'avaient jamais existé".
"Les estimations les plus crédibles avancent les chiffres de 300 à 400" morts, affirment-ils.
La tuerie "devait convaincre que l'ordre colonial ne pouvait être écorné par les effets émancipateurs de la (Deuxième) guerre" mondiale sur les colonisés, écrivent-ils. C'est "la raison pour laquelle l'opération a été préméditée, minutieusement programmée et exécutée (...) dans des actions coordonnées".
"Il est certain que si les tirailleurs avaient été armés, ils se seraient défendus. Nulle part, le moindre acte de résistance n'a été mentionné", affirment les chercheurs.
"La tuerie ne s'est pas limitée au camp de Thiaroye et à ses abords. Certains soldats ont été tués à la gare (de Thiaroye) et des blessés, probablement achevés et fusillés au cimetière (de Thiaroye) et en d'autres endroits et transférés là-bas (au cimetière de Thiaroye) pour leur inhumation", ajoutent-ils.
- Un "mur d'ombres" sur les archives -
"Dans les jours qui ont suivi le massacre, les autorités françaises ont tout fait pour (le) camoufler, elles ont modifié les registres de départ de Morlaix (port de départ en France, NDLR) et d'arrivée à Dakar, le nombre de soldats présents à Thiaroye, les causes du rassemblement des tirailleurs...", affirme le rapport.
En outre, "certaines archives administratives et militaires sont inaccessibles ou incohérentes, d'autres ont disparu ou ont été falsifiées", note-t-il.
En raison de transferts de documents en France, il y a "une absence significative des sources relatives au massacre de Thiaroye dans les archives restées à Dakar", capitale du Sénégal.
Lors de la mission du comité en France ces derniers mois, "les recherches dans les archives françaises sur le massacre de Thiaroye ont certes bénéficié de la collaboration française mais plusieurs de nos questions et demandes se sont heurtées à un mur d'ombres", critiquent les chercheurs.
Selon le comité de chercheurs dirigé par l'historien sénégalais Mamadou Diouf, ce rapport "rétablit des faits sciemment cachés ou noyés dans des masses d'archives administratives et militaires et délivrées avec parcimonie".
- Le secret des tombes -

"On peut confirmer que les tirailleurs tués lors de l'intervention (du 1er décembre 1944) reposent quelque part dans le cimetière des soldats indigènes (du camp militaire) de Thiaroye ou dans le sud-ouest du camp de Thiaroye", écrivent-ils, alors que plusieurs hypothèses sont avancées sur leurs lieux d'inhumation.
Sept tombes ont été fouillées au cimetière militaire de Thiaroye par des archéologues issus du comité de chercheurs.
A l'intérieur de ces tombes ont été découverts "sept squelettes généralement bien conservés".
Les fouilles archéologiques menées par le comité depuis mai dernier ont permis d'exhumer dans ce cimetière ces squelettes dans "des tombes qui sont postérieures aux inhumations".
Un des squelettes est "caractérisé par une absence de crâne et sa partie gauche est dépourvue de côtes. La moitié de sa colonne vertébrale est absente" et "une balle a été localisée du côté gauche de sa poitrine", indiquent les chercheurs.
Sur un squelette dans une autre tombe ont été découverts "des restes de chaînes de fer au bas des tibias gauche et droit". Des brodequins, des boutons, des anneaux, des bagues et des pattes de collet notamment ont été exhumés, selon le rapport.
- Le "pardon" de la France réclamé
Les chercheurs recommandent "une requête au niveau de la Cour européenne des droits de l'Homme pour entendre prononcer que le massacre de Thiaroye est une violation massive et caractérisée des droits de l'Homme envers les tirailleurs sénégalais".
La France est en outre appelée à "exprimer officiellement sa demande de pardon aux familles, aux communautés et aux populations des pays dont sont originaires les tirailleurs".
Le Livre blanc recommande aussi "l'introduction de requêtes collectives de révision (des procès des tirailleurs dont certains avaient été jugés et condamnés pour ce massacre, NDLR) en impliquant la société civile africaine et européenne".
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