L'Europe des trusts : un outil pour contourner les sanctions ou un pilier du système financier ?

En droit anglais, repris par certains pays continentaux, le trust est un acte juridique par lequel une personne morale ou physique transfère des actifs à une autre personne qui aura la responsabilité de leur gestion au nom et pour le compte d’un ou plusieurs bénéficiaires. À l'heure où l'Union européenne dit préparer de nouvelles sanctions contre la Russie, qui continue sa guerre d'agression contre l'Ukraine, cette notion intéresse bien des juristes.
Pourquoi en parle-t-on ? La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) doit se prononcer sur une affaire concernant deux ressortissants russes sanctionnés. La question est de savoir si les mesures de gel peuvent s’étendre aux biens ou aux ressources économiques apportés à un trust par une personne incluse dans la liste "noire" de l'UE.
En cas de réponse positive, la décision, qui devrait être rendue avant la fin de l'année, pourrait provoquer des turbulences financières dans de nombreux pays européens. Quels sont les enjeux ? Valérie Hanoun, spécialiste en droit international et avocate au barreau de Paris, répond aux questions d'Euronews.
Euronews :
- Selon le renvoi préjudiciel de l'avocat général de la CJUE Campos Sanchez-Bordona, les trusts* sont essentiellement des "mécanismes suspects utilisés pour contourner les sanctions". La première question, la plus simple, est la suivante : les actifs d'un trust dit discrétionnaire, sur lequel les fondateurs autorisés ou le bénéficiaire n'ont aucun contrôle, doivent-ils être gelés en vertu des sanctions de l'UE ?
Valerie Hanoun :
- La question n'est simple qu'en apparence ! Tout en reconnaissant l'importance du régime de sanctions en réponse à l'agression russe contre l'Ukraine, la décision éventuelle de la Cour européenne pourrait remettre en question un principe juridique séculaire qui sous-tend le droit des trusts, la planification successorale et la protection des actifs en Europe : les biens d'un trust n'appartiennent ni à son fondateur ni à son bénéficiaire. Cela pourrait bouleverser les centres financiers européens, des banques privées luxembourgeoises aux structures successorales maltaises en passant par les trusts internationaux chypriotes. Presque tous les pays européens seront touchés.
Euronews :
- Pourquoi accorder une telle attention aux trusts discrétionnaires ? Peut-être est-ce nécessaire lorsque, outre la politique de sanctions, l'Europe "serre un peu la vis" aux super-riches en raison des problèmes budgétaires ?
V. H. :
- Les trusts discrétionnaires (comme les autres types de trusts) sont considérés comme la pierre angulaire de la protection des actifs et de la planification successorale en Europe et dans le monde occidental. Et non, ils ne sont pas réservés aux personnes extrêmement riches : les médecins, les entrepreneurs et les familles de la classe moyenne les utilisent pour planifier leur succession et assurer la stabilité de leur patrimoine. Les dirigeants de l'UE, suivant les recommandations de la Commission européenne, placent également leurs actifs dans des fiducies sans droit de regard ou des fiducies discrétionnaires afin d'éviter tout conflit d'intérêts.
Si la Cour estime que ces structures sont juridiquement obsolètes et qu'elles se trouvent dans une zone "grise", l'Europe pourrait être contrainte de revoir son approche de la gestion des actifs privés et la réglementation des activités de ses législateurs.
Dans l'Union européenne, le secteur des trusts emploie quelque 300 000 professionnels qui supervisent et gèrent des dizaines de milliers de trusts, ainsi que plus de 2 000 sociétés familiales. Pour illustrer l'ampleur des bouleversements potentiels pour l'économie européenne, il suffit de rappeler que des groupes tels que LVMH, Lauder, Bolloré ou Auchan en France, BMW en Allemagne, H&M en Suède ou Heineken aux Pays-Bas sont contrôlés ou gérés par des trusts. Et cette liste pourrait s'allonger presque à l'infini.
Euronews :
- Et les politiques ? Les trusts permettent-ils réellement d'éviter les conflits d'intérêts ?
V. H. :
- Sans aucun doute. Et les exemples sont nombreux. En 2017, après avoir été élu président des États-Unis, Donald Trump a placé ses actifs commerciaux dans un blind trust, sans droit de regard. Theresa May et Rishi Sunak ont également utilisé une structure similaire pour gérer leurs intérêts financiers. Le Premier ministre italien Silvio Berlusconi et d'autres personnalités de premier plan ont également eu recours à des dispositifs similaires.
Si les actifs détenus par un trust étaient soudainement considérés de facto comme des biens personnels dans un domaine (celui des sanctions), ils pourraient rapidement faire l'objet d'un traitement similaire dans d'autres domaines : obligation de déclaration fiscale, divulgation d'informations conformément aux normes éthiques ou vérification au regard des lois sur les conflits d'intérêts. Un tel changement créerait des difficultés rétroactives pour de nombreuses personnes en Europe.
Euronews :
- Dans le cadre de la loi internationale sur les trusts, Chypre, par exemple, offre depuis longtemps la possibilité de créer des trusts pour les étrangers avec une fiscalité et des garanties flexibles. Tout le monde y gagne. Le secteur des trusts à Chypre, et à Malte également, fait partie intégrante du secteur des services financiers et représente environ 10 % du PIB...
V. H. :
- Depuis des décennies, la loi chypriote sur les trusts internationaux attire des clients internationaux à la recherche de structures légales et conformes aux exigences pour gérer leurs actifs. Le système fiduciaire chypriote allie confidentialité et transparence : les registres des bénéficiaires, les règles strictes de lutte contre le blanchiment d'argent et les obligations renforcées des trusts garantissent que les autorités de régulation, les banques et les spécialistes de la conformité savent exactement qui participe à la transaction et dans quelles conditions.
Dans le cadre juridique actuel, le bénéficiaire n'a aucun droit de propriété ni aucun contrôle tant que le fiduciaire n'a pas pris de décision concernant la distribution des revenus. Si les tribunaux parviennent à surmonter cette séparation juridique - qui est à la base du droit des trusts depuis le Moyen Âge - tout le système deviendra nul et non avenu.
Euronews :
- En commençant par Chypre, on peut donc s'attendre à un "effet domino" dans le système des trusts dans d'autres pays européens ?
V. H. :
- Les juridictions européennes sont en concurrence pour attirer les capitaux mondiaux, dont une grande partie est placée dans des instruments complexes, tels que les trusts. Une décision qui introduit une incertitude quant à l'applicabilité et à la neutralité des trusts pourrait décourager les investissements, en particulier ceux provenant de sources non européennes.
Si la CJUE estime que ces mécanismes ne fonctionnent plus, l'ensemble du système devra être revu. Et pendant la période de transition, les principaux bénéficiaires seront précisément ceux que l'UE cherche à exclure de son système financier : les intermédiaires de l'ombre proposant des montages "gris" de transfert d'actifs, les juridictions douteuses permettant d'échapper à l'impôt et les éléments criminels qui prospèrent en l'absence de règles claires.
Euronews :
- Les capitaux ne disparaissent pas. Ils changent simplement d'emplacement. Où vont-ils alors ?
V. H. :
- Absolument, ils ne disparaissent certainement pas. Même si les actifs peuvent rester en Europe pendant un certain temps, le capital est mobile. Les investisseurs transféreront simplement leur fortune vers des juridictions non européennes où les règles sont plus claires, comme les Émirats arabes unis, Hong Kong ou Singapour.
Pendant ce temps, les secteurs financiers du Luxembourg (25 % du PIB), de Chypre, comme nous l'avons mentionné, et de Malte (~10 %) pourraient subir des pertes immédiates.
Euronews :
- Alors que le monde espère une possible fin de la guerre entre la Russie et l'Ukraine, faut-il étendre les sanctions aux trusts, au risque d'affaiblir le système financier européen ? ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?
V. H. :
- Il ne m'appartient pas de commenter les sanctions ou les questions politiques. Mais je suis fermement convaincue qu'il n'est pas nécessaire, pour appliquer des sanctions, de détruire une structure juridique légitime et réglementée qui a fait ses preuves depuis plusieurs siècles et qui constitue le fondement de tout un secteur de l'économie européenne. Les mécanismes juridiques existants, lorsqu'ils sont correctement appliqués, offrent déjà des garanties suffisantes contre le contournement des sanctions.
*Les trusts sont une structure juridique dans laquelle le constituant confère le contrôle de ses biens à un ou plusieurs tiers ou à une ou plusieurs institutions (trustee) pour qu'il(s) les gère(nt) au profit du ou des bénéficiaire(s). Les trusts sont utilisés en Europe depuis plus de deux cents ans pour planifier la succession, gérer les actifs et les protéger. Malgré les différences entre les systèmes juridiques de l'UE, les trusts sont reconnus par tous les États européens par le biais d'accords internationaux, mais ils sont soumis à des règles strictes, notamment en ce qui concerne la transparence de la propriété.
Dans le cas d'un trust discrétionnaire, le trustee est seul décisionnaire pour distribuer des bénéfices et la fixation du montant des distributions.
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