"La plus grande crise depuis l'indépendance" : quel avenir pour les relations franco-algériennes ?

Un différend de plus en plus tendu entre Paris et Alger s'est transformé en ce que des sources diplomatiques françaises ont déclaré à Euronews comme étant la "plus grande crise diplomatique" depuis l'indépendance de l'Algérie en 1962.
D'abord déclenchée par les disputes sur le territoire contesté du Sahara occidental, qui ont repris l'année dernière, l'affaire a dégénéré après que le gouvernement algérien, de plus en plus autoritaire, a arrêté le romancier franco-algérien Boualem Sansal et le journaliste français Christophe Gleizes, qui ont été condamnés par les tribunaux à cinq et sept ans de prison, respectivement.
Depuis lors, les choses n'ont fait qu'empirer, et l'impasse totale s'est traduite par des expulsions réciproques de diplomates de leurs pays respectifs.
En août, le président français Emmanuel Macron a demandé de renforcer les exigences en matière de visa pour les diplomates et les représentants du gouvernement algériens, suspendant ainsi un accord bilatéral conclu en 2013 en raison de prétendues "difficultés migratoires croissantes".
La querelle a également dépassé les frontières de la France, le ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau ayant informé les partenaires de l'espace Schengen des nouvelles restrictions, ce qui a conduit un diplomate algérien à se voir refuser l'entrée pour des vacances en Espagne.
James McDoogle, professeur d'histoire de l'Afrique du Nord à l'Université d'Oxford, a déclaré à Euronews que le fait que "les diplomates algériens devraient obtenir un visa comme n'importe qui d'autre" était "embarrassant et humiliant", compte tenu d'un accord post-indépendance qui était censé donner à tous les Algériens, et encore plus aux diplomates, un accès sans visa à la France.
Des arguments non résolus
Les tensions entre Paris et Alger sont le produit direct de la présence coloniale de la France en Afrique du Nord. Un ancien diplomate français de haut rang connaissant bien le dossier a décrit les relations comme "difficiles, car il faut gérer le passé, l'histoire, ainsi que l'avenir".
La brutale guerre d'indépendance de l'Algérie, qui a duré huit ans il y a six décennies, a tué des centaines de milliers de personnes et a vu les Français quitter un pays qu'ils avaient colonisé pendant plus de 130 ans ; elle a encore des échos dans les batailles diplomatiques qui se poursuivent.
Les relations entre l’Élysée et le palais algérien d'El Mouradia ont connu des hauts et des bas depuis 1962, avec des flambées particulières lorsque l'Algérie a nationalisé les ressources naturelles appartenant à la France dans les années 1970, suivies par l'introduction par la France d'une loi au début des années 2000 imposant l'enseignement des "influences positives" du colonialisme dans les écoles françaises.
Toutes ces questions continuent d'influer sur la manière dont Alger considère - et réagit à - tout ce que fait la France.
"L'Algérie privilégie souvent le maintien de positions idéologiques au détriment de positions pragmatiques, ce qui reflète une politique étrangère profondément enracinée dans l'héritage anticolonial et l'auto-préservation", a déclaré à Euronews la Dr Dalia Ghanem, directrice de programme au Middle East Council on Global Affairs.
Après sa quête d'indépendance, l'Algérie est devenue un centre pour les mouvements anticolonialistes et indépendantistes. Aujourd'hui encore, dans les rues d'Alger, les bureaux de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et des mouvements de résistance du Front Polisario au Sahara occidental sont omniprésents.
Comme l'explique la Dr Ghanem, le soutien à ces causes reste une "question fondamentale, profondément ancrée dans la psyché nationale, qui dicte la position et les alliances régionales de l'Algérie". L'Algérie héberge et arme ces deux groupes depuis des décennies.
Football politique
Lorsque le Sahara occidental a obtenu son indépendance de l'Espagne en 1975, il a été très rapidement annexé par la Mauritanie et le Maroc voisin - lui-même un ancien protectorat français - au grand dam d'Alger.
Depuis 1994, la frontière de 1 500 km entre l'Algérie et le Maroc - qui a fini par combattre le Front Polisario jusqu'à ce qu'un accord de cessez-le-feu soit conclu en 1991 - est de fait scellée en raison de la rupture totale des relations diplomatiques sur la question.
Paris a toujours essayé de marcher sur la corde raide entre les deux, provoquant souvent la colère des deux parties. En 2024, cependant, l'administration de Macron, dans le but éventuel de réchauffer les relations avec Rabat, a subtilement approuvé un plan marocain de longue date qui revendique effectivement la souveraineté sur le territoire contesté.
Cela a mis en colère Alger, déjà instable, et la crise actuelle a pris de l'ampleur. Toutefois, nombreux sont ceux qui pensent que cette crise a été préparée pendant des années et qu'elle a été provoquée par la pression de la politique intérieure.
"La politique étrangère de l'Algérie est fondamentalement façonnée par des dynamiques politiques internes" concernant la sécurisation de l'État et la représentation de la France comme une menace, a expliqué la Dr Ghanem à Euronews.
Le professeur McDoogle s'est fait l'écho de ce point de vue, estimant qu'il s'agit d'une dynamique à double sens. "Chaque fois qu'il est dans l'intérêt politique interne de l'un ou l'autre pays de le faire, ils donnent un coup de pied à l'autre", a-t-il déclaré.
L'ancien diplomate français a toutefois rejeté la responsabilité sur le président algérien Abdelmadjid Tebboune, affirmant qu'il essayait d'attiser la colère de la diaspora.
"Tebboune veut avoir une population algérienne très nationaliste, ce qui lui permettra d'influencer le système politique français", a-t-il déclaré à Euronews.
"N'oubliez pas que la Quatrième République (française) est tombée avec la guerre d'Algérie, il sait donc que l'Algérie fait partie de la politique française. Et aujourd'hui, il dit que la France est un levier dans sa politique".
L'exécutif algérien n'a pas explicitement exprimé ces objectifs.
Signe de la toxicité du débat, l'ancien haut fonctionnaire a ajouté qu'il avait reçu des menaces violentes. Il s'est adressé à Euronews sous le couvert de l'anonymat en raison de graves problèmes de sécurité.
Anatomie d'une chute
Les relations glaciales d'aujourd'hui sont bien loin de la fin des années 2010, lorsque le vent du changement semblait se lever des deux côtés de la Méditerranée.
Lors de la campagne présidentielle de 2017, un "outsider politique" au visage frais du nom d'Emmanuel Macron a parlé de "crimes contre l'humanité" commis par la France en Algérie, promettant une nouvelle ère de responsabilité et des relations plus chaleureuses.
Deux ans plus tard, des millions d'Algériens sont descendus dans les rues du plus grand pays d'Afrique pour réclamer un changement politique dans le cadre du mouvement Hirak. Un nouveau président, qui avait lui-même combattu les deux principaux partis de son pays, a été élu.
Mais les progrès n'ont pas duré. En Algérie, la Dr Ghanem souligne que le président a glissé de plus en plus vers l'autoritarisme, sur la base de prétextes et de "postures", notamment en ce qui concerne "l'accent mis sans relâche par le régime sur la sécurité du pays et sa propre sécurité, ainsi que sur la continuité (du gouvernement)".
De l'autre côté de l'océan, il n'a pas fallu longtemps à Macron pour dénoncer ce qu'il a appelé la "rente mémorielle", ou la politique de la mémoire en 2021, que certains experts français ont décrit comme "le seul moment de lucidité de M. Macron", alors que ses rivaux d'extrême droite réduisaient l'écart dans les sondages d'opinion.
L'homologue algérien de Macron, Tebboune, a riposté aux accusations, affirmant que "l'histoire ne devrait pas être falsifiée", ajoutant que le dirigeant français "a complètement inutilement ravivé un vieux conflit."
Alger a rappelé son ambassadeur et a temporairement fermé son espace aérien aux avions français, notamment pour des "opérations antiterroristes" au Sahel.
Aujourd'hui, avec cette nouvelle prise de bec, les deux parties semblent s'être mises au pied du mur. Tebboune s'enfonce, et un autre gouvernement à Paris s'est effondré alors que l'extrême droite continue de progresser en France.
Les voix les plus fortes appellent à l'escalade plutôt qu'à la conciliation, y compris celle de l'ancien diplomate qui, malgré les menaces, n'a pas mâché ses mots :
"(Alger) ne comprend que la force. Alors ça ne sert à rien de leur donner une tape dans le dos... de leur dire qu'on est des amis".
Du côté algérien, ni le gouvernement ni la population ne semblent d'humeur à faire des compromis.
Comme l'a récemment fait remarquer Kamal Daoud, éminent écrivain algérien, "chaque fois que je vois des jeunes Algériens, (ils) détestent la France plus que mes parents, qui ont vécu les souffrances de la colonisation".
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