"Une reconnaissance à minima": quels enjeux après la lettre de Macron reconnaissant que "la France a mené une guerre" au Cameroun?

Par Christian Eboulé


Dans une lettre adressée à son homologue camerounais Paul Biya et rendue publique le 12 août dernier, le président français Emmanuel Macron reconnaît officiellement que la France a mené une guerre au Cameroun entre 1955 et 1971. L'historien camerounais Yves Mintoogue, membre du volet artistique et culturel de la Commission mixte franco-camerounaise sur le rôle et l'engagement de la France dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d'opposition, décrypte pour TV5MONDE la portée de cette lettre, mais aussi les enjeux de mémoire pour le Cameroun et l’Afrique tout entière.

Dans une lettre adressée à son homologue camerounais Paul Biya et rendue publique le 12 août dernier, le président français Emmanuel Macron reconnaît officiellement que la France a mené une guerre au Cameroun entre 1955 et 1971. L'historien camerounais Yves Mintoogue, membre du volet artistique et culturel de la Commission mixte franco-camerounaise sur le rôle et l'engagement de la France dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d'opposition, décrypte pour TV5MONDE la portée de cette lettre, mais aussi les enjeux de mémoire pour le Cameroun et l’Afrique tout entière.
Repères chronologiques:
- 1884 - 1916 : protectorat allemand
- 1916 - 1919 : condominium franco-britannique
- 1919 - 1961 : territoires sous mandat et sous tutelle de la Société des Nations (SDN), puis des Nations unies
- 1948 : création de l'Union des populations du Cameroun (UPC), parti nationaliste et indépendantiste
- 1955 - 1971 : guerre d'indépendance
TV5MONDE : Que vous inspire la lettre du président français Emmanuel Macron à son homologue camerounais Paul Biya, dans laquelle il reconnaît que la France a mené une guerre contre les indépendantistes camerounais dans les années 1950 et 1960 ?
Yves Mintoogue : "On peut dire que le président français s'efforce d'être conséquent. Il a fait mettre en place une commission chargée de faire la lumière, en tout cas de produire un travail de synthèse sur ce qu'il s'est passé au Cameroun durant les années de décolonisation.
(Re)lireEmmanuel Macron reconnaît que "la France a mené une guerre" au Cameroun entre 1945 et 1971
Il avait promis de prendre une position qui serait la position officielle de la France sur ce qui s'était passé au Cameroun. Sa lettre est manifestement l'expression de cette prise de position. C'est un grand pas, si l'on compare cela à toutes les déclarations publiques qui avaient été faites jusqu'à présent par des officiels français sur cette question.
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On était dans un déni quasi complet à ce sujet ; même s'il y avait eu une première évolution du lexique en 2015, lorsque François Hollande avait timidement admis 'une répression', mais en prenant soin de la circonscrire dans deux régions (la Sanaga-Maritime et le pays Bamiléké) et en la situant chronologiquement 'après l'indépendance'. Or, on sait que le pays s’était embrasé bien au-delà de ces deux régions et que tout cela avait commencé bien avant l'indépendance.
C'est donc la fin officielle du déni, en France. Mais l’aveu reste particulièrement timide, pour le coup.
Yves Mintoogue, historien camerounais
Et lorsqu'on confronte la lettre d'Emmanuel Macron aux faits tels qu’ils se sont déroulés sur le terrain, on constate que l'aveu n’est même qu’implicite. C'est une reconnaissance à minima."
TV5MONDE : Que voulez-vous dire, concrètement ?
Yves Mintoogue : "D’abord tous les protagonistes du conflit ne sont pas explicitement nommés dans la lettre du président Macron. Sauf erreur de ma part, le nom de l'UPC, qui était l’autre principal protagoniste de ce conflit et la principale victime de la répression, n'y apparaît nulle part.
Ensuite la guerre est évoquée. On lit que 'les autorités coloniales et l'armée françaises ont exercé des violences répressives au Cameroun', et que la guerre s'est poursuivie après l'indépendance. Mais rien n'est dit sur les causes de ce conflit, ni sur qui l'a déclenché, contre qui il a été mené et dans quel but.
Il est dit par la suite que certains épisodes de cette guerre ont fait de nombreuses victimes, à l'instar de celui d'Ekite (près d'Edéa). Mais le propos aurait sans doute été plus clair si les évènements d'Ekite avaient été qualifiés, et si on avait dit qui étaient les auteurs de la mort des 'nombreuses victimes' déplorées.
(Re)voir France-Cameroun : quels sont les liens entre les deux pays depuis l’indépendance ?
Il s'agit en fait d'un massacre de plusieurs centaines de militants de l'UPC, tous des civils non armés, par des troupes françaises. Le massacre d'Ekite ne fut d'ailleurs pas un cas isolé. Des scénarios similaires se sont déroulés à Mom Dibang et à Song Simout, pour ne citer que ces cas qui me viennent immédiatement à l’esprit.
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On pourrait aussi relever la manière dont le nom du secrétaire général de l’UPC, Ruben Um Nyobè, apparaît aux côtés de trois autres figures, présentées comme des leaders indépendantistes ayant trouvé 'la mort lors d’opérations militaires' conduites par l’armée française. Cette formulation vague permet, encore une fois, de ne pas qualifier la mort de Um Nyobè et de ne rien dire sur la spécificité de son cas."
TV5MONDE : Qu’est-ce qui fait la spécificité du cas de Ruben Um Nyobè ?
Yves Mintoogue : "Um Nyobè n'a jamais été à la tête de quelque groupe armé que ce soit, contrairement à Isaac Nyobè Pandjock, Paul Momo et Jérémie Ndéléné qui sont les trois autres figures historiques nommées.

Jusqu’à sa disparition, le 13 septembre 1958, la répartition des rôles était restée claire entre la direction politique de l'UPC qu'il assurait à travers le Bureau du Comité Directeur (BCD) sous maquis, d'une part, et l'action paramilitaire menée par le Comité National d’Organisation (CNO), créé en décembre 1956 et dirigé par Isaac Nyobè Pandjock, d'autre part.
La mort de Ruben Um Nyobè ne résulte donc pas d'un accrochage militaire. Ni lui-même ni personne d'autre dans la petite équipe qui l'accompagnait n'était armé lorsqu’ils ont été abattus. Et les troupes françaises le savaient. Toute son équipe et lui ne représentait absolument aucune menace et il aurait pu être aisément arrêté."

TV5MONDE : Pourquoi a-t-il été immédiatement abattu alors qu'il avait été clairement identifié et que ses meurtriers savaient parfaitement que cet homme était la figure politique la plus influente, la plus populaire du pays, l’un des leaders les plus respectés du continent africain à cette époque ?
Yves Mintoogue : "Parmi les témoignages d'acteurs que nous avons recueillis sur le terrain dans le cadre du travail du volet artistique et culturel de cette Commission, il y a celui d’un ancien tirailleur tchadien qui faisait partie des pelotons déployés ce jour-là pour traquer Um Nyobè.
Son témoignage confirme que le Secrétaire général de l’UPC a été abattu de dos. La mort de Um Nyobè ne résulte ni d'un accrochage ni d'un malheureux accident. Ce fut un acte délibéré, un assassinat, clairement.
En somme, on sort de la lettre d’Emmanuel Macron sans savoir qu'est-ce qui s'est réellement passé au Cameroun durant le processus de décolonisation, quels ont été les rôles des différents protagonistes, quelles étaient les causes du conflit et qui a effectivement fait quoi.
Yves Mintoogue, historien camerounais
L'absence d'éléments qui auraient permis de répondre à ces questions essentielles est une manière de ne pas clairement établir de responsabilité. C'est pourquoi je parlais de reconnaissance à minima: on reconnaît qu’il y a eu une guerre, mais l'on prend soin d’éviter les questions qui permettraient d’établir concrètement les responsabilités.

Ce que toutes ces circonlocutions et euphémismes évitent de dire, c'est que la France, puissance tutrice, a délibérément torpillé le processus de décolonisation du Cameroun. Elle a fauché la trajectoire historique de ce pays dont les femmes et les hommes travaillaient à se donner un destin de dignité, de liberté et de prospérité.
La France a littéralement mis le Cameroun à feu et à sang en choisissant d'éliminer l'UPC du jeu politique légal, et de réprimer avec une rare violence le seul mouvement politique d'envergure nationale qui, à cette époque, avait pris la pleine mesure des vrais enjeux de l'époque et avait gagné les faveurs des populations, en leur montrant qu'un autre avenir était possible, loin de l'asservissement dans lequel ils étaient maintenus.
C'est à ce niveau de profondeur que se situe le contentieux historique entre la France et le Cameroun, et c'est à ce niveau de profondeur que le président français aurait situé les enjeux dans sa lettre, s'il avait voulu aller au bout de la logique d’une reconnaissance de la responsabilité de son pays."
TV5MONDE : Dans la lettre d'Emmanuel Macron, la situation d’un ancien leader de l'UPC, Félix-Rolland Moumié, mort en 1960 des suites d’un empoisonnement en Suisse, susciterait encore des interrogations. Il n’y aurait pas suffisamment d’éléments pour faire la lumière sur cette affaire. Qu’en pensez-vous ?
Yves Mintoogue : "Dire qu'il n'y a pas suffisamment d'éléments pour établir les responsabilités sur la mort de Félix Moumié est assez étonnant. Je conçois qu'il puisse subsister un doute quant à la question de savoir précisément, quelle autorité française a donné l'ordre d'assassiner le président de l’UPC, et si la décision avait été prise en concertation avec le pouvoir de Yaoundé.
Mais faire comme si la question reste couverte d’un épais brouillard n’est pas très crédible. Mais je pense qu’Emmanuel Macron s'est appuyé sur le fait que dans leur rapport, le volet recherche de la commission a développé l'hypothèse d'un règlement de comptes ou d'une complicité interne au sein de l'UPC, qui aurait conduit à la mort de Moumié.
De ce point de vue, on ne peut pas nier les graves dissensions qui existaient au sein de l'UPC. Mais je pense que cette hypothèse selon laquelle la mort de Moumié découlerait d'un règlement de comptes entre UPcistes ne tient pas vraiment la route.
William Bechtel qui a empoisonné Moumié était un agent des services secrets français. C’est établi.
Yves Mintoogue, historien camerounais
À moins qu'on insinue ainsi que l'UPC avait les moyens de recruter un agent des services secrets français pour lui confier des missions de règlements de comptes internes au parti. Il me semble que c’est absurde. Mais c'est une version qui circulait déjà à l’époque même des faits, et elle était notamment promue par le gouvernement camerounais d’alors. Chose qui, à mon avis, en dit long sur la dose de crédibilité qu’on peut lui accorder.
(Re)lire Décolonisation et guerre au Cameroun: la France livre ses archives classifiées
La mort de Félix Moumié a découlé d'une décision politique française exécutée par le SDECE [Service de documentation extérieure et de contre-espionnage créé en 1945, et devenu DGSE, direction générale de la sécurité extérieure en 1982, NDLR].
Des hauts responsables des renseignements français d'alors (entre autres) l'ont reconnu plus tard, et leurs aveux ont déjà été mis en exergue dans des publications portant sur ce sujet."
TV5MONDE : À présent que le président Emmanuel Macron a réagi officiellement aux travaux de la commission dont vous faisiez partie, et qui a rendu son rapport en janvier dernier, à quoi doit-on s’attendre?
Yves Mintoogue : "Attendons de voir! La lettre d'Emmanuel Macron évoque un certain nombre de choses sur lesquelles je suppose que ses services et son gouvernement vont devoir travailler maintenant. Il a parlé de la mise à disposition d'archives, y compris celle avec lesquelles la commission a travaillé ou qu'elle a rassemblées. Elles seraient donc rendues disponibles pour le public et notamment pour les chercheurs, si j’ai bien compris.
(Re)voir Cameroun : la France reconnaît avoir mené une guerre, quelles conséquences ?
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La lettre dit également que les recommandations qui ont été faites par les deux volets de la commission ouvrent la voie à de nouvelles perspectives de coopération entre la France et le Cameroun. Ce qui laisse supposer qu’il y a des mesures qui pourraient être prises, peut-être en concertation avec les autorités camerounaises.
Mais de mon point de vue, quoi que puissent dire ou faire les autorités françaises, c'est-ce que nous faisons nous-mêmes, en tant que Camerounais, en tant qu'Africains et en tant que descendants de colonisés ; c'est ce que nous faisons nous-mêmes de notre histoire et de la mémoire de nos luttes q
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