A Abidjan, des dizaines de milliers de vies bouleversées au nom du "développement"
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"Tout a été broyé": en 2024, des dizaines de milliers d'Abidjanais ont vu leurs habitations et commerces pulvérisés par les bulldozers des autorités. Une politique assumée de lutte contre le désordre et l'insalubrité dans la capitale économique ivoirienne.
Sur un prospectus d'information du gouvernement, un quadragénaire tout sourire se tient debout, près d'un camion de déménagement, entouré de piles de cartons.
La brochure vante les mesures d'aide au relogement et le soutien aux populations "déguerpies".
Mais de Gesco à Banco 1 en passant par Adjamé-Village ou Abattoir, des quartiers entiers rasés, les récits recueillis par l'AFP sont loin d'un paisible déménagement.
Quartiers bouclés, pelleteuses en action dès l'aube, pluie de lacrymogènes, vols ont accompagné les opérations du district et les biens de milliers de familles ont été ensevelis en quelques minutes sous les gravats.
Bertin Gnangon Aba a été réveillé par le bruit des pelleteuses qui attaquaient sa maison, dans son quartier de Banco 1, au nord de la ville.
Des habitants sortent les meubles d'un bâtiment partiellement détruit dans le quartier de Boribana, lors d'une opération de "déguerpissement" à Abidjan, le 23 février 2024 en Côte d'Ivoire
"Ils ont détruit tous mes biens, jusqu'à ma pièce d'identité. Ils ne m'ont pas laissé le temps de prendre quoi que ce soit. Tout a été broyé", raconte ce sexagénaire qui a fui sa maison en "culotte et débardeur".
De l'autre côté de la ville, à Abattoir, il ne reste rien de ce quartier populaire et cosmopolite, coincé entre une tannerie à ciel ouvert, un parc à bétail bondé et la lagune Ébrié.
"Le développement, ça me plaît!", lance sans ironie Philippe Kouamé, 44 ans, assis sur une chaise rafistolée, entouré de mares de déchets, pointant sur l'autre rive de la lagune la Zone 4, quartier huppé en plein boom qui lui est inaccessible.
Philippe Kouamé (c) et d'autres habitants assis à côté d'abris de fortune installés sur les ruines de maisons détruites dans le quartier d'Abattoir à Port-Bouët, dans le sud d'Abidjan, le 17 octobre 2024 en Côte d'Ivoire
Peintre désormais sans revenu et sans domicile, M. Kouamé n'a pas les moyens de retrouver un logement - comme bon nombre de ses anciens voisins.
Alors il reste, à deux pas des ruines de sa maison familiale, car il est "né ici".
"Nous, nous vivons comment ? C'est difficile… il faut que les autorités se penchent un peu vers nous. On les comprend, mais qu'ils nous comprennent aussi", soupire-t-il.
"Sale boulot"
Il affirme, comme toutes les personnes interrogées dans le quartier, n'avoir reçu ni dédommagement, ni proposition de relogement.
Vue générale de l'aménagement de Banco Bay en zone touristique après les déguerpissements effectués en 2024 par les autorités, le 15 février 2025 à Abidjan, en Côte d'Ivoire
"On ne sait pas où partir, on est obligés de rester ici", abonde Hamed, un tapissier qui dort au cimetière voisin.
Ici, un professeur slalome au milieu des gravats. Dans sa serviette en cuir, un livre de maths avec lequel il rend visite à ses anciens élèves depuis la destruction de leur école. Plus loin, une dame âgée tient à montrer son abri, dans lequel elle tient à peine assise à l'intérieur.
"Missionné" par le président pour faire "le sale boulot", comme il l'a qualifié lui-même lors d'une conférence de presse mi-janvier, le gouverneur du district d'Abidjan Ibrahim Cissé Bacongo veut faire de la ville la vitrine d'une Côte d'Ivoire prospère et moderne.
Le gouverneur du district d'Abidjan Ibrahim Cissé Bacongo, lors d'une conférence de presse sur la destruction des quartiers de la ville, le 16 janvier 2025 en Côte d'Ivoire
La capitale économique ivoirienne s'est transformée de façon spectaculaire ces dix dernières années avec la construction de nombreuses routes, ponts et immeubles, mais des quartiers populaires parfois insalubres demeurent.
Au départ, la campagne de déguerpissement devait raser les quartiers construits dans des zones dangereuses pour éviter les "lourdes pertes en vies humaines" provoquée par glissements de terrain et inondations qui font chaque année au moins une trentaine de morts dans la ville, lors de la saison des pluies en juin.
Aujourd'hui, sur les ruines d'Abattoir - comme sur celles d'autres quartiers rasés -, le district d'Abidjan a des projets : une zone économique, une zone d'habitations "haut standing" et une zone de "restauration, des espaces de jeux pour les enfants, des espaces récréatifs".
Autour de Philippe Kouamé et de ses camarades agglutinés sous leurs bâches d'infortune s'activent déjà camions-bennes, ouvriers et entrepreneurs qui érigent palissades et murs d'enceinte.
"Désastre humanitaire"
Le Conseil national des droits de l'Homme (CNDH) a accusé les autorités de conduire ces démolitions "au mépris des droits fondamentaux" et "sans concertation".
Pulchérie Gbalet (g), militante des droits de l'homme, lors d'un discours à la chefferie du village d'Adjamé, à Abidjan, pour dénoncer les destructions massives d'habitations opérées par l'État, le 19 décembre 2024 en Côte d'Ivoire
Pulchérie Gbalet, figure de la lutte pour les droits humains en Côte d'Ivoire et proche de l'opposition, parle, elle, d'un "désastre humanitaire créé par l'Etat".
Selon son organisation, la Coalition des victimes et des menacés de déguerpissements en Côte d'Ivoire (Covimed-CI), "au moins 20.000 ménages ont été affectés".
Si les opérations ont été suspendues fin novembre, la question du relogement se pose toujours.
A Abattoir, le gouverneur Bacongo assure qu'un recensement biométrique exhaustif avait été établi - ce que sur place les riverains contestent - et que le relogement des habitants sera effectif "dans quelques mois".
Un programme de "recasement" dans la lointaine banlieue du nord de la ville a été annoncé par le gouvernement pour 3.000 ménages.
Vendredi, Amnesty, qui avait déjà condamné un "usage excessif de la force", a déploré l'absence de dédommagement de fermiers du quartier de Gesco, et jugé "essentiel" que les toutes les personnes touchées "qui n'ont pas reçu d'indemnisation puissent en bénéficier sans délai".
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