En Syrie, "les corps des femmes sont transformés en champ de bataille symbolique"

Par Terriennes Avec Les Grenades


"En Syrie, l’enlèvement de femmes est devenu une pratique systématique. Les milices l’utilisent comme source de financement par rançon, comme moyen d’intimidation des minorités et comme levier de négociation", pointe Reem Younes, autrice belgo-syrienne. Une carte blanche que Terriennes publie ici en partenariat avec Les Grenades.

"En Syrie, l’enlèvement de femmes est devenu une pratique systématique. Les milices l’utilisent comme source de financement par rançon, comme moyen d’intimidation des minorités et comme levier de négociation", pointe Reem Younes, autrice belgo-syrienne. Une carte blanche que Terriennes publie ici en partenariat avec Les Grenades.
Depuis le déclenchement de la guerre en Syrie en 2011, l’insurrection populaire contre le régime de Bachar al-Assad s’est transformée en un conflit armé complexe marqué par l’implication de puissances régionales et internationales. Le Front al-Nosra, d’idéologie salafiste djihadiste, a émergé en 2012 sous la direction d’Abou Mohammad al-Joulani, avant d’évoluer en 2017 pour devenir Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui a pris le contrôle d’Idlib et d’autres régions.
Le pays a basculé dans ce que l’on peut appeler une "économie de la violence": le recours à la force n’est plus seulement un outil de domination politique, mais aussi un système d’accumulation de richesses et de pouvoir.
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Avec la prise de pouvoir de HTS en Syrie, sous la direction d’al-Joulani (également connu sous le nom d’Ahmed al-Sharaa, et devenu président de transition), le pays a été marqué par des massacres à caractère confessionnel visant à consolider l’autorité par la terreur.
Les corps des femmes sont ainsi transformés en champ de bataille symbolique et en instruments politiques destinés à briser la cohésion des groupes visés. Reem Younes, écrivaine belgo-syrienne
Les attaques menées sur la côte en mars, justifiées officiellement comme une réponse à une rébellion, se sont traduites par le ciblage systématique de civils alaouites, y compris des femmes et des enfants, dans une logique de punition collective et d’intimidation.
De même, le massacre de Soueida en juillet, précédé d’une campagne de propagande et de la déstructuration des instances locales druzes, a été exécuté par des milices préparées idéologiquement et appuyées par des tribus alliées, avec pour objectif de contraindre la population druze à la soumission. Dans les deux cas, la violence confessionnelle a été instrumentalisée comme outil central de domination politique et sécuritaire.

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"L'enlèvement des femmes, une pratique systématique"
Dans ce contexte, l’enlèvement de femmes est devenu une pratique systématique. Les milices l’utilisent comme source de financement par rançon, comme moyen d’intimidation des minorités et comme levier de négociation.
Les corps des femmes sont ainsi transformés en champ de bataille symbolique et en instruments politiques destinés à briser la cohésion des groupes visés.
Isolement forcé
Face à la multiplication des enlèvements, de nombreuses familles, notamment dans les zones côtières à majorité alaouite, ont imposé à leurs filles un isolement forcé pour les protéger. Ce repli accentue l’exclusion des femmes de la vie sociale et économique, renforçant leur marginalisation.
Après avoir reçu la rançon, mes ravisseurs m’ont menacée de représailles si je parlais. Je crains pour ma famille et je ne peux pas risquer leur vie. Rana*
Rana* (*nom d’emprunt), une jeune femme alaouite kidnappée lors des massacres de mars 2025 dans le littoral, témoigne : "Après avoir reçu la rançon, mes ravisseurs m’ont menacée de représailles si je parlais. Je crains pour ma famille et je ne peux pas risquer leur vie."
Amnesty International a documenté au moins 36 cas d’enlèvements de femmes et de filles alaouites entre février et juin 2025, dans les régions de Lattaquié, Tartous, Homs et Hama, motivés par l’extorsion, la pression politique et l’affaiblissement symbolique de la communauté alaouite. L’ONU a également publié un rapport sur les enlèvements ciblés.

La tragédie de Soueida
En juillet 2025, le scénario s’est répété à Soueida, région majoritairement druze. Les forces gouvernementales, appuyées par des milices tribales et des groupes bédouins, ont envahi la ville, faisant plus de 2000 morts, dont des femmes et des enfants. Des exécutions sommaires, des humiliations publiques et des disparitions forcées ont été rapportées.
Un rapport onusien du 21 août 2025 a révélé l’enlèvement de plus de 105 femmes et filles druzes, dont plus de 80 demeurent portées disparues. Ces violences rappellent tragiquement l’attaque de l’organisation État islamique en 2018 contre Soueida, au cours de laquelle plus de 40 femmes et enfants avaient été kidnappé·es.
Dans une vidéo diffusée, un combattant vêtu de l’uniforme de la sécurité publique syrienne apparaissait aux côtés de deux femmes assises à l’arrière : l’une ensanglantée, l’autre tenant un enfant dans ses bras, tandis qu’il portait lui-même une autre fillette, prétendant les avoir "sauvées" des factions druzes.
Mon frère m’a donné une grenade. Je m’étais préparée à me faire exploser avec mes sœurs plutôt que de tomber entre leurs mains. Mourir ainsi me semblait plus digne que de subir viol et enlèvement. Salma*
Or, moins d’un mois plus tard, le site Soueida 24 publiait une interview filmée avec ces deux femmes, identifiées comme Majida Turki Raidan et sa fille, révélant qu’elles avaient en réalité été enlevées avec les deux petites.
Elles y racontent que leurs ravisseurs avaient tué le mari et le fils de Majida sous leurs yeux, pillé leur maison et volé leur bétail, avant de les emmener de force à Hama. Elles expliquent aussi que la vidéo avait été tournée sous la contrainte : menacées d’armes, elles avaient dû déclarer qu’elles accompagnaient volontairement les combattants.
D’autre part, Salma* (*nom d’emprunt), rescapée de ces massacres, raconte : "Mon frère m’a donné une grenade. Je m’étais préparée à me faire exploser avec mes sœurs plutôt que de tomber entre leurs mains. Mourir ainsi me semblait plus digne que de subir viol et enlèvement."
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Les femmes, instruments d’un projet démographique
L’enlèvement dépasse le seul enjeu de rançon : il s’inscrit dans une stratégie de transformation démographique. Des mariages forcés de Syriennes avec des combattants étrangers visent à engendrer une nouvelle génération métissée qui ancrerait l’influence des milices.
Un rapport de Reuters, datant du 15 août 2025, a révélé que des combattants étrangers venus de Grande-Bretagne, de France, des États-Unis, du Caucase et de Chine (Ouïghours) ont sollicité la nationalité syrienne afin de s’installer durablement. Cette perspective a accentué les craintes d’une recomposition démographique planifiée, d’autant que de multiples témoignages font état de mariages forcés imposés à des Syriennes.
Ainsi, le corps des femmes devient l’espace où se croisent les logiques économiques, politiques et identitaires du conflit. Cette instrumentalisation du féminin contribue à prolonger la guerre, les milices ayant intérêt à maintenir un climat d’instabilité.

Silence, manipulation et impunité
Le silence médiatique, renforcé par des mises en scène orchestrées par les ravisseurs (comme les vidéos où les femmes apparaissent sous contrainte pour nier leur enlèvement), aggrave la souffrance des victimes et offre une façade de légitimité aux bourreaux.
L’enlèvement des femmes n’est pas un simple crime de droit commun. C’est une attaque contre les corps, contre la dignité et contre l’identité culturelle et religieuse des communautés visées. Reem Younes, écrivaine belgo-syrienne
L’enlèvement des femmes n’est pas un simple crime de droit commun. C’est une attaque contre les corps, contre la dignité et contre l’identité culturelle et religieuse des communautés visées.
Pour une mobilisation collective
Cette situation exige une réponse collective. Les forces politiques et civiles, les organisations de défense des droits humains et les associations féministes doivent placer la question des femmes enlevées au centre de leurs priorités.
Porter leur voix sur la scène internationale n’est pas seulement un devoir moral : c’est une condition essentielle pour toute perspective de reconstruction et de réconciliation.
Les femmes ne sont pas seulement des victimes : elles sont la clé de la résilience et de la reconstruction. Reem Younes, écrivaine belgo-syrienne
Les femmes ne sont pas seulement des victimes : elles sont la clé de la résilience et de la reconstruction. Protéger leurs droits constitue un projet à la fois national et humanitaire pour sauver ce qui reste du tissu social syrien.
L’avenir du pays se mesurera à sa capacité à protéger ses groupes les plus vulnérables. Et au cœur de ce défi, se trouvent aujourd’hui les femmes syriennes enlevées.
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