Mali, Burkina Faso, Niger... Les "groupes d'autodéfense" se multiplient en Afrique de l'Ouest malgré des dérives inquiétantes

Par Mylène Girardeau et Niagalé Bagayoko


Chasseurs dozos, Ganda Koy, Keogl Weogo, Dan na Ambassagou... D'où viennent les groupes d’autodéfense ? À quoi servent-ils? Pourquoi sont-ils plébiscités par les populations ? Quelles sont leurs méthodes et leurs liens avec les États ? Décryptage avec Les Mots de la Paix.

Chasseurs dozos, Ganda Koy, Keogl Weogo, Dan na Ambassagou... D'où viennent les groupes d’autodéfense ? À quoi servent-ils? Pourquoi sont-ils plébiscités par les populations ? Quelles sont leurs méthodes et leurs liens avec les États ? Décryptage avec Les Mots de la Paix.
Depuis 20 ans, les groupes d’autodéfense se multiplient en Afrique. Leur apparition est la conséquence du mécontentement et de la méfiance des populations face aux difficultés des autorités à les protéger de la violence et de la criminalité.
Parce qu’elles se sentent abandonnées par les forces de sécurité publiques concentrées dans les villes, les communautés, particulièrement rurales, s’organisent pour assurer elles-mêmes leur sécurité. Et leur succès devient une préoccupation politique et sécuritaire majeure, notamment en Afrique de l’Ouest.

C’est quoi un "groupe d’autodéfense" ?
Il s'agit d'un groupe composé de civils, souvent jeunes, qui s’organisent pour protéger leur communauté contre toutes les formes d’insécurité. Les groupes d’autodéfense relèvent de ce qu’on appelle le vigilantisme, qui consiste à maintenir l’ordre ou à rendre la justice au nom d’une collectivité, mais en dehors de tout cadre légal. Un groupe d’autodéfense n’est pas une milice, car il n’est ni politisé, ni affilié à des autorités légalement établies.
Qui sont les Dozos ? Comment ce groupe initiatique a-t-il évolué ? Explications avec le sociologue burkinabè Boubacar Traoré, président de l'Institut de recherche et de recueil d'information pour la paix au Sahel et en Afrique de l'Ouest, lui-même chasseur Dozo.
Quand les groupes d’autodéfense sont-ils apparus en Afrique de l’Ouest ?
Ces groupes ancrés dans les mobilisations communautaires ne sont pas nouveaux dans la région. Par exemple, les Dozos sont des confréries de chasseurs traditionnels, nées à l’époque de l’empire mandingue entre le XIIIe et le XIVe siècle. Cette société initiatique a toujours recruté dans tous les groupes sociaux et toutes les communautés. "Gardiens" des populations, ils ont aussi servi "d’armée d’élite" à certains souverains comme Soundjata Keita.

Plus récemment, dans les années 1970, les chasseurs Yan Banga se sont formés pour combattre la criminalité au Nigeria. Et depuis les années 1980 et 1990, une autre dynamique d’autodéfense a vu le jour dans le contexte de rébellions politico-militaires au Sahel.
Au Niger notamment, avec le Comité de vigilance de Tassara, ou au Mali, avec les groupes songhaï Ganda Koy et Ganda Izo, soutenus par les autorités.
Où les groupes d’autodéfense sont-ils aujourd’hui les plus actifs en Afrique de l’Ouest ?
Dans les années 2000, d’anciens groupes d’autodéfense ont été revitalisés et d’autres sont apparus dans toute la région.
Les chasseurs Dozos ont ainsi connu un regain d’activité dans le contexte de la guerre en Côte d’Ivoire en se rangeant aux côtés des rebelles. Ils ont ensuite été très actifs au Mali et au Burkina Faso et restent aussi très influents en Guinée.

Dans le centre du Mali, le groupe Dana Ambassagou (ou Dan Na Ambassagou ou Dan Nan Amassagou), qui en dogon signifie "les chasseurs qui se confient à dieu", a été créé pour protéger la communauté dogon du Delta du Niger. Il affronte souvent des groupes d’autodéfense des communautés peules.
Au Nigeria, des groupes se sont formés dans les États de Zamfara, de Niger et de Katsina, pour lutter contre le banditisme. Et dans l’Etat de Borno, les Yan Gora, également connus sous le nom de CJTF pour force conjointe civile, ont été déployés face à Boko Haram.
Dans la région de Diffa au Niger, des "comités de vigilance" non armés ont aussi été créés dans certaines communes. Enfin au Burkina Faso, les fameux Keogl Weogo (ou Koglweogo) sont devenus des pourvoyeurs de sécurité absolument clé.

Qui sont les Keogl Weogo ?
Ils sont apparus dans le centre du Burkina Faso en 2014 à la chute du président Blaise Compaoré. Les Keogl Weogo s’inscrivent dans l’histoire des Comités de vigilance puis des Comités de défense de la révolution formés au temps du président Sankara, mais aussi plus largement dans l’approche burkinabè qui promeut des « initiatives locales de sécurité » au niveau communautaire.
"L’État les a mis en pole position pour appuyer les forces de défense et de sécurité régaliennes, explique Boubacar Traoré, président de l'Institut de recherche et de recueil d'information pour la paix au Sahel et en Afrique de l'Ouest. Ils rendent compte à l'État, sont payés par l’État, équipés par l'État. Avec la situation sécuritaire actuelle, il faut un nombre important de personnes pour faire face à ces dangers, et comme ils connaissent mieux le terrain, l'État leur a fait confiance."
«Les «gardiens de la forêt» sont devenus les gardiens du pays. Il y a des femmes et des hommes, et comme leur nombre est important, l'État a mis en place une manne financière qui permet à chaque Dozo ou Keogl Weogo de recevoir une rémunération, et cela attire les populations qui ne parviennent pas à subvenir à leurs besoins » souligne le sociologue Boubacar Traoré.
En quoi le bilan des groupes d’autodéfense est-il contrasté ?
La plupart des groupes ouest-africains ont été mis sur pied par les populations pour répondre localement à la criminalité. Ils poursuivent et arrêtent les délinquants, les mettent à disposition de la justice, fournissent des informations aux forces de sécurité. Leurs cibles prioritaires sont les voleurs, les grands bandits, les coupeurs de route ou les braqueurs.
Leurs interventions ont souvent permis de réduire le banditisme. Certains groupes d’autodéfense ont aussi évolué pour combattre la menace djihadiste.
Les communautés leur font de plus en plus confiance et les soutiennent financièrement.
Mais certains groupes violent la loi pour maintenir l'ordre. Plusieurs types de dérives ont été constatées :
- d’abord, des groupes d’autodéfense jugent et sanctionnent eux-mêmes les personnes interpellées, au mépris de la présomption d’innocence ;
- certains commettent des exactions et pratiquent des châtiments corporels, des tortures, des lynchages, voire des exécutions sommaires ;
- ils détiennent parfois illégalement des armes ;
- des affrontements peuvent se produire entre différents groupes ;
- la corruption et les extorsions de fonds se multiplient. Les groupes recourent de plus en plus au trafic et au vol pour financer leurs patrouilles, leur déploiement et le paiement de faibles primes.
« Les Keogl Weogo rendent service à la nation. Comme dans tout groupe il y a des brebis galeuses, mais dans 90% des cas ce sont des personnes sérieuses, qui font bien leur travail » insiste le sociologue burkinabè Boubacar Traoré, président de l'Institut de recherche et de recueil d'information pour la paix au Sahel et en Afrique de l'Ouest.
Quelles relations avec les autorités étatiques ?
Face à ces groupes, le positionnement des États varie.
Ils cherchent à encadrer les activités des groupes d'autodéfense
- soit par l’interdiction pure et simple : le Niger par exemple a longtemps tenté d’empêcher leur formation,
- soit par la formalisation qui consiste à intégrer les groupes existants dans les structures de l’État : le cas le plus emblématique est celui du Burkina Faso, où les autorités ont été contraintes par l’opinion publique de les institutionnaliser. Pour cela a été créé le corps des Volontaires pour la Défense de la Patrie, les VDP, qui rassemblent notamment les Keogl Weogo et les Dozos.
Le 2 février 2023, le président de la Transition burkinabè, le capitaine Ibrahim Traoré, indiquait ainsi vouloir "améliorer" les VDP, en les encadrant par des militaires, pour éviter les exactions. Alors que le recours possible aux paramilitaires russes du groupe Wagner était sur toutes les lèvres, il ajoutait "les VDP que nous recrutons c'est nos premiers Wagner".
Dans une logique d’externalisation, certains États sous-traitent officieusement leurs missions régaliennes à ces groupes d’autodéfense, appréciés pour leur connaissance du terrain. Les autorités leur fournissent alors un appui logistique, voire de l’armement, notamment dans le cadre de la lutte antiterroriste ou anti-insurrectionnelle.
Mais les groupes d’autodéfense deviennent souvent les principales cibles des groupes armés ou criminels, ce qui cause d’énormes pertes dans leurs rangs et peut les inciter à déposer les armes.
On observe cette multiplication des groupes d’autodéfense dans toutes les zones d’insécurité de l’Afrique de l’Ouest, mais aussi ailleurs sur le continent.

EN SAVOIR PLUS
Sources institutionnelles
Groupes d’autodéfense en réponse à la criminalité et aux conflits en Afrique de l’Ouest : Tirer les leçons des expériences internationales - CEDEAO avec ISS et GI-TOC - Novembre 2023
Rapports, ouvrages, articles académiques
Vigilantisme - Index thématique - Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation - Novembre 2022
Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer, Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi, Seuil, 2021.
La loi des justiciers : vigilantisme et maintien de l’ordre, Entretien avec Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer - Sciences Po CERI - Mai 2021
Mathieu Pellerin, Les groupes d’autodéfense, pompiers pyromanes du Sahel -Ifri - Décembre 2022
Niagalé Bagayoko et Mahamoudou Savadogo, L’architecture de sécurité intérieure burkinabé face à la gestion d’une crise multidimensionnelle - ASSN - Avril 2022
Fahiraman Rodrigue Kone, La confrérie des chasseurs « Dozos » de Côte d’Ivoire - ASSN - Janvier 2016
Dr Patrice Kouraogo et Amado Kabore, Les groupes d’autodéfense « Kogl-Weogo » au Burkina-Faso - ASSN - Décembre 2016
Groupes d’autodéfense en réponse à la criminalité et aux conflits en Afrique de l’Ouest : Tirer les leçons des expériences internationales – Centre d’Études Stratégiques de l’Afrique - Novembre 2024
Ibrahima Poudiougou, Défendre le village et combattre pour le terroir : la mobilisation armée des groupes d’autodéfense à l’épreuve du travail agricole en Pays Dogon, au centre du Mali, Revue internationale des études du développement, 255 - Juillet 2024
Ismaël Compaoré et Heidi Bojsen, Sécurité d’en bas au Burkina Faso : Koglweogo, gardiens de la brousse, gardiens de la société ?, Cahiers d’études africaines, 239 - 2020
Tanguy Quidelleur, Administration de « la brousse » et prémices des conflits armés au Burkina Faso : le cas des groupes Koglweogo, Revue internationale des études du développement, 255 - 2024
Emmanuel M.K. Dawha, Yan Daba, Yan Banga and Yan Daukar Amarya, IFRA-Nigeria, African Book Builders - 1996 (lien en anglais)
Dans les médias
Au Burkina Faso, qui sont les Volontaires pour la défense de la patrie ? - TV5MONDE - Juin 2021
40 membres d'un groupe d'autodéfense tués par des gangs au Nigeria - TV5MONDE - Juillet 2025
Niger : une attaque djihadiste contre des milices d'autodéfense a fait au moins 69 morts - TV5MONDE - Novembre 2021
Cameroun : des groupes d'autodéfense contre Boko Haram - TV5MONDE - Décembre 2020 (vidéo)
"Election au Burkina Faso" : les milices d'autodéfense - TV5MONDE - Novembre 2020 (vidéo)
La part des « Dozo » dans la lutte contre l’insécurité - RFI - Mai 2017
Burkina Faso : les affrontements entre population et Koglweogo s'intensifient - TV5MONDE - Mai 2017 (vidéo)
Faso: "les Kogleweogo" diversement appréciés – DW – Mars 2016
A Duékoué, le pouvoir des dozos - TV5MONDE - Juillet 2014 (vidéo)
Sur les Wazalendo en RD Congo
RD Congo: la ville d'Uvira "traumatisée" face à la discorde entre les forces régulières et des Wazalendo - TV5MONDE - Septembre 2025 (article et vidéo)
RD Congo : qui sont les Wazalendo, ces jeunes volontaires opposés au M23? - TV5MONDE - Juillet 2025 (article et vidéo)
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