Benjamin Von Wong : l'art qui pousse à l'action

Un matin d'août à Genève, alors que les diplomates se pressent dans les couloirs des Nations unies pour une nouvelle série de négociations ardues, quelque chose apparaît sur la place devant le bâtiment, que personne ne peut ignorer.
Une silhouette géante est assise, courbée, le menton appuyé sur sa main, dans une pose que le monde entier connaît grâce au Penseur de Rodin. Mais il ne s'agit pas d'un moulage en bronze. Ce penseur mesure six mètres de haut et a été créé à partir de plastique recyclé. Dans une main, il tient une bouteille écrasée, dans l'autre, il tient un enfant. À ses pieds, emprisonnée dans un brin d'ADN, la figure de la Terre nourricière se tortille.
Cette sculpture s'intitule "Le fardeau du penseur". Ce n'est pas seulement une œuvre d'art. C'est un remords. Un avertissement. Un miroir.
Derrière cette installation se trouve Benjamin Von Wong, un artiste et activiste canadien qui, depuis une dizaine d'années, transforme les déchets plastiques en constructions spectaculaires d'envergure mondiale. Ses œuvres ne sont pas exposées dans des galeries. Elles apparaissent là où se jouent la politique et l'avenir de la planète : lors des sommets sur le climat, des conférences des Nations unies et des négociations de traités.
"L'art a le pouvoir d'éveiller la curiosité, l'admiration et l'émerveillement", déclare Von Wong. Mais surtout, il nous rappelle pourquoi ce que nous faisons est important. Et ce que nous perdons si nous échouons.
Des pierres à la révolution
Von Wong n'a pas grandi avec l'idée de sauver le monde par l'art. Il a étudié le génie minier à l'université McGill et a commencé sa carrière sous terre.
"Au bout de trois ans et demi, je me suis réveillé et j'ai réalisé que je ne savais même pas pourquoi j'allais travailler", se souvient-il. "Mais je savais à cent pour cent que je ne voulais pas faire la même chose dans dix ans. Être assis à un plus grand bureau, gagner plus, mais continuer à creuser des trous dans le sol."
Il a donc tout quitté. Sans plan. Il a d'abord essayé le théâtre. Puis la photographie. Finalement, il s'est retrouvé à créer des installations fantastiques qui combinent l'art, la technologie et la vision. En 2015, il avait déjà un demi-million d'adeptes en ligne et le statut de "créateur d'images spectaculaires".
Mais la célébrité ne le satisfait pas. "Je n'arrêtais pas de me demander : pourquoi est-ce que je crée des choses cool uniquement pour l'effet de surprise ?" se souvient-il. "La réponse l'a poussé vers l'activisme environnemental."
Il absorbe des documentaires, étudie la science de la pollution plastique et du changement climatique. Il a décidé de combiner l'art et l'impact sur l'environnement. Au début, cela n'a pas été facile. Les ONG étaient sceptiques. Les activistes se demandaient quelle contribution un photographe fantaisiste pouvait apporter. Von Wong a donc fait ce que les ingénieurs font le mieux : il a prouvé que c'était possible. Le résultat : un art qui ne se contente pas d'éblouir, mais qui appelle à la réflexion.
Artiste, stratège, chef d'orchestre
Von Wong se définit lui-même comme un chef d'orchestre plutôt que comme un artiste. "Je ne suis pas un type qui bricole seul dans son studio", dit-il en riant. "Je suis la personne qui propose une idée qui, je l'espère, arrivera au bon endroit, au bon moment, avec la bonne histoire, afin qu'elle ait le plus grand impact possible." Son processus de création est aussi logistique qu'artistique : il collecte des fonds, recrute des bénévoles, assure la coordination avec les ONG, négocie les permis et élabore des stratégies pour la couverture médiatique.
La production d'une installation coûte des dizaines, voire des centaines de milliers de dollars. Mais, dit-il, les sponsors financent en fait bien plus que la sculpture. "Ils achètent l'histoire, la stratégie et l'impact qu'elle entraîne.
"Je reçois constamment des demandes de la part des gens : venez faire quelque chose avec nos déchets. Mais mon art ne fonctionne que s'il se trouve au bon endroit, au bon moment et avec la bonne histoire".
Bien que les plastiques soient devenus son support le plus visible, Von Wong considère que son art s'inscrit dans le cadre d'une histoire climatique plus large. Il a poursuivi des tornades pour souligner le chaos du changement climatique. Il a réalisé des photographies sous-marines avec des requins pour attirer l'attention sur l'effondrement de la biodiversité. Il est obsédé par les symboles qui relient les déchets quotidiens aux conséquences pour la planète.
Les déchets comme matériau, la planète comme toile
Le catalogue de Von Wong se lit comme une série de cascades impossibles. Une sirène piégée dans 10 000 bouteilles en plastique, symbole d'un océan qui étouffe sous les déchets.
168 000 pailles disposées dans une installation "Strawpocalypse" record, inscrite dans le livre Guinness des records.
Un robinet géant en plastique en lévitation, dévoilé lors des négociations de l'ONU à Nairobi, d'où les déchets "s'écoulent" en permanence.
Une tour de Jenga à plusieurs étages, construite lors de la COP16 en Colombie, montrant la fragilité de la biodiversité. Ce ne sont là que quelques-uns des projets de l'artiste.
"De loin, mon art est beau", explique Von Wong. "Mais quand on s'approche, on s'aperçoit qu'il est fait de déchets. C'est ce qui définit mon travail : cet équilibre entre beauté et tragédie. On se sent un peu mal à l'aise et en même temps attiré par l'œuvre. Et je pense que cette juxtaposition de sentiments est ce que j'essaie toujours de transmettre."
Le plastique en chiffres
⦁ 430 millions de tonnes de plastique sont produites chaque année.
⦁ Les 2/3 de cette quantité finissent dans les décharges ou dans l'environnement.
⦁ Seulement 9 % du plastique est recyclé.
⦁ D'ici 2050, il pourrait y avoir plus de plastique que de poissons dans les océans.
Un monument à l'inaction politique
La sculpture de Genève est son œuvre la plus politique. Chaque jour, des volontaires y ajoutaient de nouveaux déchets, faisant littéralement "peser" la sculpture de plus en plus. C'est une métaphore vivante des négociations qui se sont éternisées.
"Nous voulions montrer le coût croissant de l'inaction" explique Von Wong.
La portée de l'œuvre a été stupéfiante : 5,5 milliards d'impressions sur 2 000 articles de presse. Même des entreprises comme Unilever, souvent critiquées pour leur utilisation du plastique, ont partagé l'image.
Il est rare qu'une sculpture puisse briser un tel fossé, mais l'œuvre de Von Wong est devenue un symbole d'unité. Un délégué a fait remarquer en privé : "il était impossible de passer à côté".
Dans l'un des films de Von Wong, Matthew Wilson, ambassadeur et représentant de la Barbade, met en garde : "plus de 16 000 produits chimiques sont utilisés dans les plastiques et au moins 4 200 d'entre eux sont nocifs pour la santé".
Maria Ivanova, du Plastics Center de la Northeastern University, a souligné à Genève : "les gens ne changent pas d'avis à cause des faits. Ils changent grâce à leurs émotions. Et c'est là que l'art joue un rôle clé". Michael Bonser, chef de la délégation canadienne, a également trouvé l'œuvre "extrêmement émouvante", qui rappelle chaque jour aux délégués ce pour quoi ils se battent dans la salle de négociation.
Pour Von Wong, l'objectif n'était pas d'embarrasser les négociateurs, mais de leur rappeler l'essentiel : la santé, la dignité humaine et les générations futures. "Nous ne créons pas un traité juste pour en avoir un", déclare-t-il. "Nous le créons pour protéger la santé des personnes et le bien-être de toutes les générations futures. Tant que le traité n'est pas en mesure de fournir cela, il n'est pas suffisant".
Von Wong sait que la sensibilisation ne suffit plus. "Demandez à n'importe qui aujourd'hui : le plastique est-il un problème ? Tout le monde répondra par l'affirmative. Le défi consiste maintenant à faire pression pour obtenir des changements politiques et systémiques." C'est pourquoi son art est passé des campagnes de sensibilisation aux sommets des traités, d'Instagram aux tables de négociation.
Le climat passe-t-il à l'arrière-plan ?
Les questions climatiques, autrefois au premier plan de la politique mondiale, semblent souvent éclipsées par les guerres, l'instabilité économique et la montée de l'autoritarisme.
Lorsqu'on lui demande s'il pense que les questions environnementales ont disparu de la liste des priorités mondiales, Von Wong n'hésite pas un instant. "Sans aucun doute", répond-il. "Il est important de se rappeler, dans le contexte de l'échec des négociations sur le traité mondial sur les plastiques à Genève, que le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui est très différent de celui dans lequel nous vivions il y a un an. L'hostilité à l'égard de l'écologie est plus forte aujourd'hui que jamais. Les coupes financières sont monnaie courante. Les gouvernements sont confrontés à l'inflation et à des crises politiques. Aux États-Unis, la présidence est favorable aux entreprises et hostile à l'environnement. Ajoutez à cela les guerres qui accaparent l'attention des médias. L'environnement est dans une position difficile".
Mais il ne voit pas là une raison de cesser d'agir. Au contraire. "Toutes les batailles ne sont pas entreprises pour être gagnées. Certaines doivent être menées parce qu'elles sont justes. Mon rôle en tant qu'artiste n'est pas de contrôler le résultat - ce que je fais est ma contribution pour faire en sorte que ces questions ne soient pas oubliées."
Le climat en arrière-plan ?
⦁ Seulement 2 % du financement mondial de la reconstruction post-COVID-19 ont été consacrés aux énergies propres.
⦁ Le monde a dépensé 2 400 milliards de dollars en budgets militaires en 2023, contre 750 milliards de dollars pour l'adaptation au changement climatique et l'atténuation de ses effets.
⦁ António Guterres, secrétaire général des Nations unies : "Nous approchons de l'enfer climatique avec le pied sur l'accélérateur".
L'artiste en tant que conscience de la planète
Malgré tout cet optimisme, Von Wong envisage les difficultés avec sobriété. Ses installations sont temporaires. Leur construction demande d'énormes efforts et leur démantèlement encore plus. Elles sont parfois recyclées, parfois détruites. Le travail est épuisant et le financement incertain. Pourtant, il persévère dans sa démarche.
"Parce que quelle est l'alternative ?" demande-t-il. "Regarder ailleurs ? Abandonner ? Le monde traverse actuellement une période difficile. Mais cela ne signifie pas que nous devrions nous arrêter. Nous faisons de notre mieux avec ce que nous avons".
L'art en lui-même ne sauvera pas la planète, mais selon Von Wong, il n'est pas nécessaire qu'il le fasse. "Aucune personne ni aucun secteur ne pourra à lui seul résoudre le problème. Mais chacun d'entre nous a un rôle à jouer. Je suis un artiste et j'utilise donc l'art pour apporter ma contribution. Si chacun faisait de son mieux dans son domaine, le monde serait meilleur."
Ce n'est pas le message d'un optimiste naïf. C'est la conviction de quelqu'un qui a regardé les déchets, le plastique, l'indifférence, et qui a décidé de les transformer en quelque chose d'incontournable.
En fin de compte, l'art de Von Wong n'est pas une question de durabilité. Il s'agit de mémoire. Une sirène parmi les bouteilles. Un robinet qui déverse du plastique. Un penseur portant nos péchés.
Il ne s'agit pas seulement d'installations. Ce sont des monuments de notre temps - impermanents comme la planète elle-même, mais mémorables - longtemps après la fin des négociations, après que les pailles ont été recyclées, après que les installations ont été démolies.
Ils nous rappellent ce que nous avons gaspillé. Mais surtout, de ce qu'il nous reste à perdre. Et peut-être, juste peut-être, de ce que nous pouvons encore sauver.
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