"Ces réseaux semblent se diversifier": un trafic d'êtres humains démantelé au Kenya avant l'envoi de 22 hommes en Russie

Par Maya Elboudrari


Vingt-deux Kényans, attirés par des offres d'emploi en Russie, ont été secourus dans leur pays avant d'être possiblement envoyés combattre en Ukraine. La police soupçonne un réseau de trafic d’êtres humains. "Cela montre les niveaux de vulnérabilités socio-économiques existants, que certains veulent exploiter", explique notamment à TV5MONDE l'analyste Beverly Ochieng, basée au Sénégal.

Vingt-deux Kényans, attirés par des offres d'emploi en Russie, ont été secourus dans leur pays avant d'être possiblement envoyés combattre en Ukraine. La police soupçonne un réseau de trafic d’êtres humains. "Cela montre les niveaux de vulnérabilités socio-économiques existants, que certains veulent exploiter", explique notamment à TV5MONDE l'analyste Beverly Ochieng, basée au Sénégal.
Vingt-deux personnes ont été retrouvées, "en attente de leur demande d'asile en Russie", suite à une perquisition menée par les services de renseignement kenyan dans un appartement du quartier d'Athi River, en périphérie de Nairobi. Un réseau présumé de traite d'être humains les attirait avec des offres d'emploi en Russie, dans le but de les envoyer combattre en Ukraine, rapporte la BBC ce samedi 27 septembre.
Les policiers ont saisi du matériel de recrutement, des documents de voyage et des lettres d'offre d'emploi lors de leur coup de filet. Un suspect, accusé d'avoir coordonné l'opération vers la Russie en septembre et octobre, a été arrêté et présenté à la justice, rapporte la radio britannique.
Les enquêteurs ont indiqué que les victimes avaient révélé avoir signé des contrats avec une agence de placement étrangère non identifiée, s'engageant à payer jusqu'à 18.000 dollars (plus de 15.300 euros) pour les visas, le voyage, l'hébergement et d'autres frais logistiques. "Cela montre comment la guerre est en train de se mondialiser", selon Beverly Ochieng. Entretien.
TV5MONDE: Ce n'est pas la première fois que des ressortissants africains se retrouvent piégés au front dans le conflit en Ukraine. Quelles différences existent-ils entre cette affaire et les précédentes?
Beverly Ochieng, analyste en sécurité pour le cabinet Control Risks, spécialiste de la concurrence mondiale entre puissances en Afrique: "Cette opération semble un peu plus planifiée que les autres, parce qu'elle commence dans le pays d'origine. Dans les autres cas, il s'agissait d'étudiants ou de travailleurs africains déjà présents en Russie. Il pouvait s'agir de personnes ayant des problèmes juridiques, qui recherchaient un moyen d'obtenir la citoyenneté ou des avantages financiers, qui ont été recrutées et se sont retrouvées, en quelque sorte, piégées en première ligne.
Dans ce cas-ci, la chaîne d'approvisionnement, pour ainsi dire, démarre donc dans le pays d'origine. Cela suggère l'existence d'un réseau de personnes impliquées, se présentant comme offrant des opportunités en Europe, en essayant de duper des gens, qui ne sont peut-être pas pleinement conscients de la situation et des risques liés à la participation à la guerre, et qui se retrouvent elles aussi sur le front.
Il semble donc que ces réseaux se soient diversifiés. Il est important que les gouvernements concernés recherchent les possibles réseaux de recrutement pour le front russe, nés localement".
TV5MONDE: par qui ces personnes sont-elles recrutées?
Beverly Ochieng: "Lorsque la guerre a éclaté, je me souviens qu'il y avait eu des appels de certains responsables de l'ambassade ukrainienne, par exemple, au Sénégal, afin que des citoyens se joignent à eux et combattent. Il y a aussi eu des appels de recrutement par le groupe paramilitaire Wagner ou par la Russie elle-même.
Pour ces affaires, il sera intéressant de voir s'il existe effectivement un lien avec l'État russe ou des acteurs étatiques russes. Pour l'instant, soient ils sont silencieux, soit ils nient les allégations d'être liés à de tels réseaux".
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TV5MONDE: Comment analysez-vous le développement de ce type de réseaux, y compris dans les pays d'origine?
Beverly Ochieng: "Cela montre les niveaux de vulnérabilités socio-économiques existants, que certains veulent exploiter. Profiter des gens, leur proposer des incitations financières pour qu'ils participent à une guerre qui ne les concerne pas. Ça se déroule en temps de guerre, mais cela se produit aussi avec d'autres formes de traites d'êtres humains, où des personnes sont impliquées dans des activités illicites par désespoir ou par manque d'opportunités.
C'est aussi aux gouvernements de réfléchir à la manière de se partager les informations, afin de ne pas être vulnérables à ce type de recrutements. Réfléchir à comment les arrêter, à être proactifs contre ces réseaux et leur évolution.
Le conflit en Ukraine est susceptible de continuer à se prolonger. Cela dure maintenant depuis près de trois ans. La Russie, voire d'autres acteurs qui prennent part au conflit, peuvent chercher des combattants étrangers pour continuer à ravitailler le front.
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Ce n'est d'ailleurs pas propre uniquement à la Russie. Au Soudan, des informations font état de la présence de paramilitaires ou de mercenaires colombiens, qui seraient dirigés sur la ligne de front aux côtés de la force paramilitaire du pays. Il y avait aussi des personnes disposées à se rendre sur le front ukrainien, venant d'autres régions d'Europe ou des États-Unis.
Je pense que cela montre comment la guerre est en train de se mondialiser. Il semble que les 'ressources humaines' venant participer aux guerres pourraient devenir beaucoup plus courantes. Les personnes qui sont financièrement et socialement vulnérables pourraient se retrouver sur des fronts inconnus si ces conflits continuent de s'aggraver".
TV5MONDE: De quelles informations, en termes de nombre ou de nationalités, disposons-nous aujourd'hui sur les Africains participant à la guerre en Ukraine?
Beverly Ochieng: "Ces informations sont très difficiles à appréhender ou à vérifier. On voit surtout passer des preuves anecdotiques. On sait par exemple qu'il y a eu des cas avec des Ivoiriens, des Sénégalais, des Somaliens, des Kényans, des Nigérians, des Congolais,…
Cela démontre qu'il existe une diversité de personnes qui se sont retrouvées sur la ligne de front ukrainienne, combattant aux côtés de la Russie. Cela montre aussi la diversité des ressortissants africains présents en Russie même, qui pourraient se retrouver en porte-à-faux avec la loi ou être impliqués dans le conflit.
Cela renvoie également à la question de savoir si les gouvernements sont transparents dans le partage de ces informations habituellement. Je pense que le gouvernement kényan, en mettant fin à ce présumé réseau de trafic et en communiquant dessus, participe à faire savoir le nombre de personnes potentiellement touchées, le nombre de Kényans en première ligne, et à mieux comprendre la manière dont ils s'y retrouvent, afin de déterminer les mesures à prendre.
Mais depuis le début de la guerre, on ne parvient pas à savoir clairement combien de ressortissants africains pourraient être concernés, car ils sont nombreux à résider en Russie et en Ukraine".
TV5MONDE: Quelles vulnérabilités présentent les personnes qui sont envoyées par ces réseaux au front?
Beverly Ochieng: "Leur position est liée au manque de connaissances: ils ont accès à des informations peu ou pas fiables, et pas suffisantes pour connaître la guerre elle-même, ses acteurs et ses motivations. Il n'est pas inhabituel que les gens ne sachent pas ce pour quoi ils s'engagent.
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Ce manque d'informations est combiné à des problèmes socio-économiques. Pour qu'une personne veuille aller aussi loin, sur une ligne de front qui lui est inconnue, cela découle d'un sentiment de ne pas avoir d'opportunités là d'où elle vient ou là où elle est, et de considérer cela comme un moyen d'améliorer sa vie ou celle des membres de sa famille. Il doit y avoir une forme d'incitation qui leur est donnée pour qu'ils deviennent des acteurs dans ce conflit.
Des sommes d'environ 5.000 dollars ont, par exemple, été offertes à ceux qui se rendaient en première ligne, sans garantie de retour vivant. Il n'est ainsi même pas garanti que vous serez rémunéré pour le supposé travail que vous effectuerez en première ligne.
TV5MONDE: Comment ces vulnérabilités sont-elles aggravées dans le contexte de la guerre?
Beverly Ochieng: "Parmi les choses auxquelles ils sont confrontés initialement, l'une des difficultés rencontrées est la barrière linguistique. Par exemple, il a été rapporté que des personnes pouvaient signer des documents, sans savoir ce qu'ils disaient, car ils étaient en russe. Ils ne savent pas quelles instructions leur sont données ni ce qu'on leur dit de faire.
Une autre difficulté, de toute évidence, réside dans la méconnaissance des ressortissants africains de cet environnement et de ce conflit. Cela peut amener des problèmes face aux conditions météorologiques, ou aux interactions avec d'autres acteurs armés impliqués dans le conflit. L'inconnaissance rend la situation encore plus isolante pour eux.
Beverly Ochieng, spécialiste de la concurrence mondiale entre puissances en Afrique
Il se peut qu'ils ne puissent pas contacter les membres de leur famille restés au pays. Nous ignorons s'ils disposent des moyens pour le faire, ou s'ils sont en mesure d'obtenir le soutien des ambassades ou des représentants diplomatiques de leurs pays respectifs, en particulier lorsqu'ils sont si loin sur la ligne de front. Quels sont leurs droits et leurs protections dans une zone de guerre, comment sont-ils garantis? Ils ne sont pas nécessairement aussi bien protégés que si, par exemple, ils faisaient partie d'une armée normale allant soutenir un acteur dans un conflit bilatéral.
On note aussi l'absence de garanties qu'ils seront payés pour ce travail sur la ligne de front. Si nécessaire, cela finira-t-il par être transmis à leurs familles? Après le décès de ressortissants tanzaniens et zambiens, la Russie a proposé de rapatrier leurs corps. Mais nous ne savons pas, par exemple, si leurs familles ont été indemnisées, si l'accord prévoyait qu'ils aillent au front et qu'ils soient payés".
TV5MONDE: Selon l'Ukraine, des ressortissants de plusieurs pays africains sont aujourd’hui détenus comme prisonniers de guerre. Les Africains au front, qui se retrouvent dans des camps de prisonniers, y rencontrent-ils également des difficultés particulières?
Beverly Ochieng: "La question de savoir qui a la compétence pour protéger leurs droits légaux en tant que prisonniers de guerre n'est pas claire. Quel type de coopération diplomatique doit exister? S'agit-il d'un échange avec le gouvernement du pays africain s'ils combattent sur le front ukrainien? Qu'est-ce que cela signifie pour les relations entre l'Ukraine et ce pays?
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Dans un deuxième temps se pose aussi la question de leur réhabilitation. Car lorsque l'on entre en guerre, on peut assister à certains niveaux de traumatisme ou de radicalisation. Être prisonnier de guerre en soi est une forme de traumatisme. Il y a donc toutes ces difficultés à prendre en compte : quel soutien psychosocial vont-ils recevoir, quelle action diplomatique sera menée pour pouvoir ramener ces personnes chez elles et soutenir leur réintégration dans la société?"
TV5MONDE: Un porte-parole ukrainien a affirmé que la plupart des États africains manifestaient peu d'intérêt pour le retour de ces citoyens et ne souhaitaient pas les reprendre. Que pensez-vous de cette déclaration?
Beverly Ochieng : "C'est difficile à évaluer car cela renvoie aux propres dispositions de chaque gouvernement. À notre échelle, nous n'avons pas observé de retour de personnes sur le continent dans de telles circonstances. Cela peut être lié à la manière dont les gouvernements gèrent ces retours. Je pense que l’arrangement est très difficile pour pouvoir les ramener chez eux
À l’avenir, il faudra rester vigilant face à d'éventuelles nouvelles affirmations concernant la présence d'Africains en première ligne et la manière dont les gouvernements gèrent cela. On se doit également d’observer quel rôle la Russie elle-même peut jouer. Cela pourrait, à un certain point, entraîner des tensions diplomatiques, même si les gouvernements africains ne s'expriment pas ouvertement sur le sujet à ce jour".
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